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Introduction
L’Association de la Sainte-Famille, fondée en 1820 à Bordeaux par le Père Noailles, est probablement l’une des institutions religieuses les plus originales de l’époque contemporaine. À une époque où la société chrétienne était largement à refaire, le Père Noailles avait eu la vision très vaste d’une famille où serait revécue la vie même de la Sainte Famille de Jésus, Marie et Joseph, c’est-à-dire où tous les états de vie: consacrées dans l’état religieux, consacrées dans le siècle et laïcs, pourraient vivre et travailler ensemble à l’annonce de l’Évangile. La formule était révolutionnaire pour l’époque. Mais son fondateur n’était pas un homme ordinaire. C’était vraiment un créateur, parfaitement conscient de son projet, capable de le réaliser en dépit des obstacles, avec amour, nuance et persévérance. C’était surtout un homme animé de l’Esprit de Dieu. La Sainte-Famille réussit, et constitua, à bien des points de vue, une remarquable réalisation humaine et spirituelle.
Pour autant, le charisme du Père Noailles et de son Association était trop en avance, trop original, pour ne pas poser tôt ou tard des problèmes. L’habileté du fondateur était telle que, lui vivant, les difficultés n’apparurent pas d’une manière trop nette. Mais, après son décès, une relative incompréhension de son projet se manifesta peu à peu. Le temps passant, on s’éloigna de certains aspects essentiels du charisme. L’Association se transforma progressivement en une congrégation religieuse, active, puissante, pleine de mérites, mais oublieuse d’une partie essentielle de son être.
Cependant, dans les années d’après-guerre on assista à une nouvelle prise de conscience, à une redécouverte de la nature même de la Sainte-Famille. Celle-ci n’avait jamais abandonné sa spiritualité, elle n’avait jamais renié son fondateur. Le problème se situait plutôt au niveau de la compréhension de son projet, de l’essence de son charisme. Un effort important d’études, de réflexion, de consultations, fut accompli. On nous permettra de dire que, dans notre monde difficile, c’est quelque chose de beau de voir une institution se mettre à la recherche de sa vérité, d’une manière exigeante et sans concessions, sans rancœurs non plus, ni reproches à personne. Quand on voit la manière dont le temps déforme le visage des choses, ce type de démarche a quelque chose de prophétique, d’inspirant, pour bien des sociétés humaines, religieuses ou non.
Dans ce cadre, au début de l’année 1990, Sœur Mary Slaven, Supérieure générale des Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux et son Conseil demandèrent à deux historiens bordelais, le Professeur Raymond Darricau, de l’Université de Bordeaux-III, et le Père Bernard Peyrous, une « expertise » sur l’histoire du charisme de l’Association de la Sainte-Famille. Il s’agissait au fond de savoir pourquoi les intuitions du fondateur, le Père Noailles, avaient pris la forme canonique et organisationnelle qu’elles avaient revêtu, et comment, dans le cours du temps, ces formes avaient évolué. Il ne s’agissait pas nécessairement de mettre à jour des documents nouveaux, mais de réfléchir sur les pièces existantes. On demandait à ces deux historiens, en quelque sorte, à la fois un regard neuf et une vision « professionnelle » du problème, sans pour autant écrire une histoire complète, globale, de tous les aspects de la vie de la Sainte-Famille. On désirait d’eux l’histoire d’un charisme. Toute liberté leur était laissée dans leur recherche, toute la documentation nécessaire, y compris la plus récente, était mise à leur disposition.
Bien occupé l’un et l’autre, nous avons cependant accepté rapidement cette tâche. Nous l’avons fait par estime personnelle pour le Père Noailles. Celui-ci est en effet une personnalité fort originale, au meilleur sens du terme, et son œuvre mérite bien d’être étudiée et connue. Nous l’avons fait aussi parce que, dans le courant de notre vie et de nos recherches, nous avions rencontré l’un et l’autre, de manières diverses, l’Association de la Sainte-Famille, et nous nous étions aperçus qu’il y avait là quelque chose de très particulier et de très beau. Enfin, nous fûmes touchés qu’une institution religieuse demande avec autant de simplicité et de confiance à des historiens ce qu’ils pouvaient penser de son passé, même récent. C’est au fond cette confiance et ce désir de transparence, si fortement ressentis par nous, qui nous engagèrent dans cette aventure intellectuelle.
La grande question était de savoir sur quoi nous pourrions nous appuyer pour mener notre enquête. En effet, au premier abord, le cas ne paraissait pas simple. On verra par la suite, en lisant simplement ce travail, pourquoi tel était notre sentiment. Les vies du Père Noailles sont partiellement insuffisantes et ne rendent compte ni des dimensions du personnage ni de la complexité de sa pensée et de son œuvre. Heureusement, l’Association avait entrepris, depuis un certain nombre d’années, des recherches sur lesquelles il nous fut possible de nous appuyer. Les nécessités de sa cause de béatification avaient imposé des études poussées. La postulatrice de la cause avait été amenée aussi à établir un ensemble de dossiers sur tous les points délicats, où beaucoup de pièces importantes étaient recueillies. Une équipe internationale avait travaillé sur le charisme et publié également une série impressionnante de documents des origines. C’est grâce à tout cet effort de réflexions, de recherches, poursuivi depuis vingt ans, que notre travail fut possible dans les délais requis. Nous sommes ainsi tributaires des études précédentes de la Sainte-Famille sur elle-même.
Il est bien évident en outre que les documents imprimés classiques relatifs, tant au Père Noailles qu’à l’Association de la Sainte-Famille dans ses origines et le déroulement de son histoire, nous servirent continuellement. Citons par exemple la correspondance du fondateur ou les divers textes législatifs. Nous n’insistons pas sur ces sources de l’histoire de l’Association. On en trouvera du reste une description dans les Sources en fin de volume.
Nous sentant ainsi pleinement libres et munis d’une documentation abondante, vérifiée et méthodiquement présentée, nous nous mîmes au travail. Ce travail, nous avons voulu l’accomplir dans la discrétion. Nous avons donc eu relativement peu de contacts au cours de cette recherche de trois ans avec le Conseil Général de l’Institut Religieux. Nous avons seulement demandé, quand la nécessité le requérait, les compléments d’information nécessaires. Pour le reste, nous avons pénétré la documentation du mieux qu’il nous était possible, et tenté de comprendre le pourquoi et le comment des choses. C’est le résultat de cette sorte d’expertise que nous présentons aujourd’hui.
Nous avons pensé plus pratique de présenter notre étude par ordre chronologique. L’exposé commence d’abord par un chapitre relatif au contexte dans lequel a travaillé le Père Noailles. Le contexte ecclésial est connu en principe dans ses grandes lignes. Mais on perd quelquefois de vue certains de ses aspects. Des déformations de perspective peuvent s’ensuivre. Il était donc bon de le rappeler à la lumière des travaux historiques récents. Quant au contexte juridique – nous faisons ici allusion au droit civil – et au contexte canonique, il est beaucoup moins perçu. Nous avons donc utilisé là aussi les recherches plus récentes. Ainsi espérons-nous mieux faire comprendre certaines des prises de position du Père Noailles. Si on ne domine pas bien ce point, en effet, on court aussitôt le risque d’errer.
En second lieu, l’action qu’il a déployée n’aurait pas eu de valeur si elle n’avait été en fait la traduction d’une spiritualité particulière. Les institutions sont les servantes de la spiritualité quand le charisme est authentique. Dans le cas du Père Noailles, c’est particulièrement exact, et il n’était pas possible de passer à la description de son œuvre sans expliquer ce qui l’inspirait. C’est une chose qui devrait être connue. Mais en réalité, il apparaît que cela n’est pas si vrai quand on regarde les auteurs qui ont traité du sujet. Un chapitre sur les motivations spirituelles du Père Noailles était donc essentiel. Redisons-le: la Sainte-Famille, dans son organisation, n’est pas autre chose que la traduction d’une intuition spirituelle.
C’est à partir de ces deux chapitres préliminaires que nous avons pu bâtir les chapitres suivants sur le développement de l’Association, son organisation, et surtout son statut ecclésial. Nous ne les introduirons pas ici. Ils constituent, cela va sans dire, l’essentiel de notre étude. Ils tentent de répondre à ces deux questions: qu’a fait le Père Noailles? Pourquoi l’a-t-il fait ainsi et non autrement? On se trouve là devant un esprit réellement supérieur, animé d’une spiritualité très forte et confronté à des obstacles complexes et immenses. Comment les a-t-il surmontés ou, mieux, tournés? C’est dans ces chapitres, nous l’espérons, que l’on trouvera la réponse à ces questions. Si on se sent plus éclairé après les avoir lus, nous aurons réussi ce qui nous était demandé.
Pour mieux saisir l’originalité de la Sainte-Famille, et mieux percevoir en même temps ses problèmes, il n’était pas inutile de comparer le projet bordelais avec d’autres projets qui ont quelques similitudes avec lui. C’est l’objet d’un chapitre particulier qui pourrait d’ailleurs être plus tard repris et développé. À notre connaissance, c’est la première fois que ces institutions sont étudiées et rapprochées sous cet angle.
Il fallait voir enfin la manière dont évoluèrent les formes canoniques de l’Association de la Sainte-Famille, depuis le moment où elle se trouva pleinement constituée, jusqu’à nos jours. La fin de notre travail est consacrée à étudier cet aspect particulier des choses, à la lumière de ce que nous savons sur le développement du droit canonique. On comprendra facilement que le sujet était parfois délicat mais, grâce à la pleine liberté d’expression que nous sentions, nous l’avons abordé sans complexes, directement et, nous l’espérons, respectueusement.
Au terme de ce travail, nous voudrions ajouter encore un mot. Afin de témoigner d’une chose, à nos yeux, importante. On ne fréquente pas assidûment pendant trois ans un personnage de la taille du Père Noailles sans en être marqué. Il y a quelques années, nous avions organisé au Puy un congrès sur la Mère Agnès de Langeac, Dominicaine, une des grandes âmes mystiques du XVIIe siècle. Nous avions été frappés de voir qu’elle ne semblait pas atteinte par l’usure du temps. Nous avions le sentiment d’avoir affaire à une vivante1. C’est ce même sentiment que nous avons de plus en plus éprouvé pour le Père Noailles. C’est un vivant et, à travers son œuvre, il agit encore. Puisse notre modeste travail aider quelque peu l’Association qu’il fonda, et sur les destinées de laquelle il veille, à aborder d’un pas ferme le XXIe siècle dans lequel nous entrons maintenant, qui a besoin de tous les trésors du passé pour pouvoir vivre. La pensée et l’œuvre du Père Noailles peuvent beaucoup y contribuer.
Bordeaux
Dimanche de la Trinité
14 juin 1992
1 Mère Agnès de Langeac et son temps. Une mystique Dominicaine au Grand Siècle des Âmes. Actes du Colloque du Puy, 9-11 novembre 1984, Le Puy, 1986, Avant-propos par R. Darricau, p. IX-X.